Corde-serpent: quelques remarques sur la potique compare des textes philosophiques, страница 11

Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que le serpent fasse, lui aussi, partie de ces animaux dont le nom est strictement tabou. Dans l’ouvrage cité, on trouve toute une liste des euphémismes servant à désigner le serpent dans les langues turques, il y en a près de quinze[44]. Remarquons au passage que le terme le plus neutre pour le serpent dans toutes les langues turques est jylan qui était certainement autrefois aussi un euphémisme. Il a été formé à partir du verbe ‘ramper’ et signifie littéralement ‘le rampeur’ ou ‘celui qui rampe’[45]. Même le mot russe zméja (‘serpent’) provient du mot zeml’ja (‘la terre’); le sens exact en serait ‘terrien’, ‘rampant sur la terre’, ce qui est un euphémisme évident[46].

Détail d’importance: plusieurs de ces substituts euphémiques du serpent se trouvent être en rapport direct avec notre sujet. Ainsi en langue turkmène, on emploie souvent le mot gajysh (‘courroie’)[47] pour désigner le serpent (jylan), dont le nom reste encore tabou. Il en va de même de nos jours en langue persane où les «euphémismes par superstition ou par crainte» sont encore largement employés: «Dans certaines régions de la province Fars ... en temps nocturne, on évite le mot ‘serpent’ (mr); il est généralement remplacé par l’expression band-e      h (‘corde de puits’)»[48]. Rajoutons-nous que le mot persan band (corde) est pratiquement identique          bndn (‘corde’) ossète qui désigne le serpent par euphémisme.

Dans d’autres cas, on peut observer de lointaines réminiscences du même euphémisme. Chez las Bouriates, par exemple, le chaman se coiffait pour certains rituels d’un couvre-chef spécial appelé maikhabshi. C’était une sorte de couronne de fer ornée de cornes avec de nombreux pendentifs et des anneaux, ainsi que de rubans multicolores ou «serpents»[49]. Situation presque analogue en Altaï. Un Altaïen ayant rencontré des serpents accouplés devait, selon une coutume ancienne, jeter sur eux sa ceinture (kur). Plus tard, revenant sur les lieux, il la reprenait; cette ceinture désormais était considérée comme erjine (c’est-à-dire, ‘précieuse’) et devenait un talisman pouvant guérir les maladies[50]

Rappelons-nous qu’à l’origine des euphémismes il y a souvent un trope, voici pourquoi il n’y a rien d’étonnant à ce que l’on retrouve les traces de cette représentation imagée en poésie. Voici deux poèmes de Ivan Bounine dans lesquels le serpent est appelé «garrot»: 

«Le serpent» (poème de 1906): 

Là où la forêt est plus sèche, où il y a beaucoup de feuilles multicolores / De mouches jaunes, c’est là qu’on trouve le serpent, garrot multicolore[51].

         «Serpent nocturne» (poème de 1912): 

……sous les aiguilles de sapin / Traînant son garrot, sans faire de bruit, (le serpent) /Glisse imperceptiblement, pour que la chouette puisse à peine le voir / Seule la mousse bruit…[52].

III. CONCLUSION

Il semblerait qu’après tout ce qui a été énoncé dans la seconde partie de notre article, la question de l’emprunt ou de toute influence réciproque ne se pose plus. Puisque le rapprochement de la corde et du serpent est si profondément enraciné dans la conscience humaine ainsi que dans le langage, l’euphémisme qui en est issu et toutes les formes proverbiales qui en dérivent se sont naturellement répandues dans l’espace eurasien (et, peut être aussi, ailleurs?); s’il en est ainsi, il n’y aurait aucune raison de chercher les voies de l’interpénétration de cette image par le biais de contacts directs ou indirects. On pourrait donc conclure en disant, la conscience tranquille, qu’il s’agit d’un «archétype», d’un «invariant» de la pensée «mytho-poétique» ou

autre.